— Pauvre merde ! (grosse gifle sur la joue gauche).
— Tu vas me le payer ! (coup de tête sur le nez).
— EncuuulÉÉÉ ! (pied dans les couilles).
— Crève ! (tabouret en bois sur les dents).
— Je vais te tuer ! (cafetière d’eau bouillante dans les yeux).
Jean-Georges et moi nous disputons souvent.
Jean-Georges est mon meilleur ami, si tant est qu’il existe une pareille chose. Mais c’est aussi mon pire ennemi : ça va bien ensemble. Il vit seul dans un gigantesque hôtel particulier prêté par son vieil oncle écossais. Après plusieurs tentatives de suicide que je le soupçonne d’avoir involontairement ratées, Jean-Georges a décidé de tromper autrement son ennui. C’est ainsi qu’il est devenu le plus grand fêtard de Paris, buveur invétéré et drogué notoire, et surtout l’être le plus drôle que j’aie jamais rencontré. Disons qu’il a les défauts de ses qualités. Il y a toujours un fond de vérité dans les pires lieux communs.
J’ai rencontré Jean-Georges dans une queue leu leu de soixante personnes. C’était à l’Opéra-Comique, au cours d’une de ces soirées de gala où l’on s’empiffre à prix d’or au profit des déshérités. (Il n’y a d’ailleurs rien de critiquable là-dedans : au contraire, cette charité-là a le mérite d’être moins hypocrite que d’autres, et nettement plus rigolote.) Je remarquai une espèce d’hurluberlu en queue-de-pie qui invectivait les invités. Petit à petit, il parvint à les entraîner dans une danse autour des tables, rythmée par l’orchestre tzigane. Il chantait à tue-tête la « queue leu leu », suivi par un long serpent de personnalités battant des mains parmi lesquelles je reconnus trois ministres en exercice, deux magnats de la presse internationale et sept top models de haut vol. Je m’élançai à sa suite. Tout le monde hurlait de rire, faisait de grands gestes, jetait les éventails et les chapeaux sur les balcons. Malheureusement, comme toutes les folies, cela ne dura qu’un temps et, peu à peu, la chenille se vida de ses troupes. Chacun alla se rasseoir et, au bout d’une minute, Jean-Georges se retrouva seul au centre du foyer de l’Opéra-Comique, en train de chanter et d’applaudir. N’importe qui, moi par exemple, aurait immédiatement couru se cacher derrière un pilier, histoire de laisser le ridicule s’effacer. Jean-Georges n’en fit rien. Il grimpa sur une table et se mit à haranguer l’assemblée, buvant le vin au goulot, renversant les coupes de Champagne, embrassant le corsage d’une vieille duchesse, bondissant de table en table comme un démon de légende. Il finit par atterrir à pieds joints dans mon assiette. Ma chemise fut aspergée de sauce au foie gras, ma voisine ne m’adressa plus jamais la parole. C’est ainsi que nous fîmes connaissance mais c’est à peu près tout ce dont je me souviens.
Par la suite, je ne me suis jamais tout à fait habitué aux frasques de ce personnage. En réalité, son hôtel n’avait rien de si particulier, si ce n’est son côté auberge espagnole : en permanence couchaient chez Jean-Georges une dizaine de personnes, filles ou garçons, et je préférais ignorer ce qu’ils y faisaient. Cette maison méritait bien le nom d’hôtel, quoique « squat particulier » n’eût pas mal sonné non plus. Quand vous entriez chez lui, Jean-Georges vous accueillait toujours avec générosité : si vous aviez soif il vous donnait un verre, si vous aviez faim il vous ouvrait son frigidaire, si vous aviez d’autres envies il faisait de son mieux. Certains soirs chez lui demeureront parmi mes meilleurs (et mes pires) souvenirs mais petit à petit j’ai préféré voir Jean-Georges dans d’autres lieux. Chez lui, il n’était jamais tout à fait naturel. Ou peut-être trop.